Alexis s’est donné la mort d’une balle dans le cœur. Il était éleveur de vaches laitières et céréalier.
Morbihan, France
Les agriculteurs et agricultrices disparaissent. C’est un fait. En France, il y avait 2,2 millions d’exploitations agricoles en 1955, 699 000 en 2000, et on en compte actuellement 390 000 selon le recensement agricole de 2020. Soit plus de 5 fois moins d’exploitations agricoles en 70 ans. Logiquement, la part des exploitants et exploitantes agricoles dans l'emploi total ne cesse de régresser : 1,5 % des actifs en 2021 contre 7,1 % il y a quarante ans. Une tendance qui, malgré un léger ralentissement récent, devrait se poursuivre dans les décennies à venir. Pour en arriver où ? Personne ne le sait, ou personne n’ose le dire. Sans attendre cette disparition mécanique, que certains et certaines diront inéluctable, les agriculteurs et agricultrices se suicident. Dernier acte de révolte face à un système qui les broie et génère un mal-être quasi structurel.
Car oui, ce système tue. Il tue les paysans et paysannes. Il tue l’environnement, la biodiversité. Il tue le vivant et les vivants. Mais plus que tout, il créé des souffrances profondes et quotidiennes pour toutes celles et ceux qui sont encore là.
Ce site, les textes et les photos qui le composent, sont issus d'un travail réalisé par un ingénieur agronome et une photo-journaliste.
Un travail d'approfondissement d'un sujet majeur : la détresse paysanne.
Un travail qui s'inscrit en complément de l’énergie mise depuis plusieurs années pour construire des "solutions".
Un travail non pas pour accabler mais pour provoquer l’action.
Au lendemain de l’annexion, on peut encore lire dans le Neure Freie Presse : « Le 12 mars au matin, Alma Biro, fonctionnaire, âgé de 40 ans, s’est entaillé les veines au rasoir, avant d’ouvrir le gaz. Au même moment, l’écrivain Karl Schelsinger, âgé de 49 ans, s’est tiré une balle dans la tempe. Une ménagère, Helène Kunher, âgée de 69 ans, s’est suicidée elle aussi. Dans l’après-midi, Léopold Blum, fonctionnaire, âgé de 36 ans, s’est jeté par la fenêtre. On ignore les mobiles de son acte. » Cette petite apostille banale remplit de honte. On ne peut ignorer leurs mobiles. Personne. On ne doit d’ailleurs pas parler de mobiles mais d’une seule et même cause.
[…]
Dans une telle adversité les choses perdent leur nom. Elles s’éloignent de nous. Et l’on ne peut plus parler de suicide. Alma Biro ne s’est pas suicidé. Karl Schlesinger ne s’est pas suicidé. Leopole Bein ne s’est pas suicidé. Et Hélène Kuhner non plus. Aucun d’entre eux. Leur mort ne peut s’identifier au récit mystérieux de leurs propres malheurs. On ne peut même pas dire qu’ils aient choisi de mourir dignement. Non. Ce n’est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d’un autre.
__ Éric Vuillard, "L’ordre du jour", Babel.
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