Une question de système
Parler de « système » fait peur. Peur du tous pourris. Peur de ne toucher personne en visant tout le monde. Peur de se battre face à Goliath. Alors on s’en détourne. Et c’est cela qui pousse à ne pas renverser la table. Qui nous amène à croire aux changements des acteurs, aux prises de responsabilités. À traiter les sujets indépendamment les uns des autres sans considérer le tout. Et pourtant. D’après le Larousse un système se défini comme un « Ensemble organisé de principes coordonnés de façon à former un tout scientifique ou un corps de doctrine » ou encore « un ensemble d'éléments considérés dans leurs relations à l'intérieur d'un tout fonctionnant de manière unitaire ». Le Robert parle lui d’un « ensemble de pratiques organisées en fonction d'un but » ou d’un « ensemble de pratiques et d’institutions ». « L’ensemble », ici, c’est bien cette myriade d’acteurs institutionnels et privés, ces Organisation Professionnelles Agricoles (OPA) plus ou moins connectées à l’État, qui pilotent la destinée du monde agricole, souvent bien loin des agriculteurs et agricultrices eux-mêmes et de leurs intérêts. En tout cas de la grande majorité. Modernisation, mécanisation, standardisation, concentration, homogénéisation, sont les mots d’ordre de cette agriculture prédatrice qu’ils déploient depuis près de 70 ans. Et quand la modernisation à marche forcée de l’après-guerre se justifie par la reconstruction du pays et par les traumatismes des famines passées, la compétition mondiale qui s’est mise en place dans la foulée (et qui a été reprise largement par la politique agricole commune - PAC) crée, elle, un changement de paradigme profond. Et violent. La technicité avance très vite mettant de côté tout celles et ceux qui ratent la marche. Finalement, le monde agricole fait face aux mêmes évolutions de la société. Mais la rencontre est plus brutale. Cette course au toujours plus, plus vite, plus grand, plus technologique, plus chimique, a gangréné le monde agricole. Déniant à l’activité, au quotidien, sa part de sensation, d’intuition, d’observation, d’émotions et de lien au vivant. Or, quand le système se nécrose, il amène une proportion croissante de personnes à une situation de mal-être avec des passages à l’acte. Et quand ce pourcentage de personnes est important, c’est bien le système dans son ensemble qui doit être remis en cause.
Un phénomène d’ampleur
Le mal-être décrit par les exploitants et exploitantes agricoles revêt des formes multiples : désespoir, anxiété, irritabilité, troubles du sommeil, épuisement, etc. Pour la Mutualité Sociale Agricole (MSA), c’est un état physique ou mental dégradé suite à une accumulation de difficultés diverses et qui se traduit par des manifestations multiples : physique, psychologique, comportemental et social.
Cet épuisement global, d’entrepreneurs indépendants ou de salariés, n’est pas spécifique au monde agricole. Toutefois, il apparait que la profession agricole, sous toutes ses formes, est particulièrement touchée. Et même si les statistiques officielles manquent, il est estimé que près de 35% des agriculteurs sont en situation d’épuisement. Un chiffre bien au-delà de la moyenne constatée par d’autres travailleurs non-salariés (artisans, commerçants, professions libérales…). Vient ensuite le suicide. L’acte de se donner la mort, volontairement et intentionnellement, pour se libérer de cette souffrance continue qui n’est plus tolérable. Et dans les fermes, les agriculteurs ont tout sous la main : des fusils, des cordes, des médicaments pour leurs animaux, des produits phyto... Se suicider est à la portée de tous.
Les données concernant le nombre d’agriculteurs et agricultrices suicidé.és ne sont pas simples à obtenir. Il est d’abord difficile d’évaluer statistiquement le suicide de façon générale du fait, principalement, de la dissimulation. Une partie des suicides est camouflée. Et cela est exacerbé dans le monde agricole où les proches, les voisins, les institutions, préfèrent continuer de taire des difficultés. Question d’honneur social, familial, et de risque économique supposé (en lien avec les assurances). Par ailleurs, le travail de suivi de ces suicides par les acteurs et actrices de la recherche ou par l’institution référente sur le sujet, la MSA, peut porter à débat méthodologique. On confond parfois le statut d’agriculteurs et agricultrices et celui d’ouvriers et d’ouvrières agricoles. Ceux-là mêmes recouvrent des situations socioprofessionnelles diverses. Les chiffres sont donc délicats à obtenir et à manier avec prudence. Plus largement, les données statistiques officielles manquent et les communications aussi.
Quoiqu’il en soit, le phénomène est massif. Selon les données les plus récentes de la MSA, 529 suicides ont été dénombrés en 2016 parmi le 1,6 million d’assurés du régime agricole âgés d’au moins 15 ans. La population agricole a un risque de mortalité par suicide supérieur de 43% comparé aux autres secteurs professionnels selon une autre étude menée par la MSA en 2021. Pour les personnes de 65 ans et plus, le risque de suicide est deux fois plus élevé que dans l’ensemble de la population de cette même tranche d’âge. Toutes professions confondues, la Bretagne, terre agricole, d’élevage, a le plus fort taux de suicide du pays.
Sans attendre les nouvelles données statistiques du suicide agricole qui devraient être produites par l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM), et qui tardent d’ailleurs à sortir publiquement à l’heure où l’on écrit ces lignes, il n’est pas difficile d’admettre l’ampleur du phénomène. Il vous suffit bien souvent de parler à un agriculteur, une agricultrice. Tous vous diront avoir été touchés familialement. Et si ce n’est pas leur famille directement, c’est un voisin ou un ami. Le suicide est là, bien présent dans nos campagnes, tel un symptôme visible d’un mal-être profond.
Martine gère la ferme depuis le suicide de son mari.
Vienne, France
Des réponses partielles
D’abord un déni. Ne pas reconnaître cette réalité du mal-être et ce fléau du suicide. Depuis longtemps, c’est une forme de silence qui règne dans les campagnes, et qui permet de conserver chez les décideurs du secteur la légitimité des politiques dont ils connaissent pourtant les limites. Le terme « agriculteur en difficulté » apparait seulement en France dans les années 80. Et encore son périmètre est limité. La question du risque suicidaire apparait quant à elle dans les années 2000 via la MSA, en même temps que la précarité́ agricole. Et ce n’est qu’en 2011, qu’un plan de prévention des suicides sera mis en place par la MSA, sur demande du Ministère.
Le succès du film « Au nom de la Terre » d’Edouard Bergeon en 2019, remet sur le devant de la scène, et au moins temporairement, la question du suicide et des difficultés agricoles. Cela incite nos dirigeants et dirigeantes à réagir. Une série de rapports, de feuilles de route, de plan d’actions émergent. L’aboutissement étant la feuille de route du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation en novembre en 2021 visant à « mettre en place des dispositifs permettant de détecter, d’accompagner, d’orienter et de prendre en charge les personnes en situation de risque dans une logique de parcours de santé ». Ce n’est aussi qu’à partir de 2021 que des financements sont fléchés pour la mise en œuvre. Des numéros verts (notamment Agri-Ecoute de la MSA, pour accompagner les situations de détresse et être à l’écoute des situations personnelles), des cellules et dispositifs d’écoute, des référents départementaux sont désormais à la disposition des agriculteurs et agricultrices. Se structure même un réseau de près de 3500 sentinelles sur tout le territoire national, acteurs et actrices volontaires locaux (élus, associations, pairs, organisations professionnelles, coopératives d’agriculteurs…) qui permettent, en étant en contact quotidien et familier d’agriculteurs et agricultrices, de détecter des situations de détresse ou de mal-être.
Ces « réponses » mises sur la table depuis quelques années sont nécessaires. Et, même s’il est difficile d’en connaître l’impact réel, elles traduisent davantage un engagement de moyens que de résultats. Espérons qu’elles porteront leurs fruits. Mais, on le sait déjà, ces réponses sont largement insuffisantes et pas à la hauteur des enjeux. La grande majorité n’apporte pas de réponse structurelle aux besoins des agriculteurs et agricultrices en difficulté. Il n’y a pas de remise en question du modèle industriel, ni du système. Il s’agit de mesures curatives quasi exclusivement. Des pansements. Comme une forme d’acceptation de la situation, de ces causes amenant aux difficultés. Une acceptation de la souffrance de celles et ceux qui vivent pour nous nourrir. Comme si le système acceptait de sacrifier une partie des leurs pour permettre à quelques-uns de tirer leur épingle du jeu. La part des anges ?
Plus largement, comment admettre que les principaux responsables de la situation actuelle du monde agricole, de cette dérive aux origines des maux, soient en charge des solutions à mettre en place. Plus qu’un espoir vain, c’est une aberration. « Un problème créé ne peut être résolu en réfléchissant de la même manière qu'il a été créé. ». Albert Einstein.
Paul s’est suicidé en ingurgitant de la mort aux rats. Il avait 47 ans et était polyculteur-eleveur.
Vienne, France
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