La Terre
« Je préfère être incinéré, et mes cendres éparpillées en mer. La terre, je lui ai assez donné ». Ces mots rapportés, prononcés par un éleveur laitier avant de se suicider, illustrent froidement l’importance de la terre dans la compréhension du système agricole et de ce qui pèse sur les exploitants.
La terre est le cœur vivant de l’agriculture. C’est aussi le cœur battant des agriculteurs. Derrière la terre, il y a le sol. Celui qui est à l’origine de tout. Ce sol que l’on doit garder « vivant » pour nourrir les plantes, pour faciliter l’absorption de l’eau dans les nappes, pour favoriser la biomasse microbienne. Pour permettre que cela pousse demain, tout simplement. Mais, derrière la terre, il y a aussi le foncier agricole. Ce foncier marqué par l’histoire, les histoires familiales et aussi l’histoire du pays.
A ce titre, le remembrement des années 60, pensé par des ingénieurs pour « laisser passer les tracteurs » et soutenu par la FNSEA, a tout changé. 17 millions d’hectares sur les 29,5 millions de SAU ont été remembrés. Fini les haies, les mares, les sentiers, les arbres… En trente ans, les campagnes françaises se sont transformées, uniformisées. Au-delà de la laideur de ces paysages devenus monotones, après avoir été façonnés pendant 5000 ans par des générations, c’est la logique agricole derrière : rationaliser le parcellaire, agrandir les surfaces, optimiser la circulation des machines. Bref, avoir des terres plus rentables, incarner cette logique industrielle qu’on insuffle aux agriculteurs. La surface moyenne par exploitation a augmenté de 50 hectares en cinquante ans. Elle est désormais de 69 hectares. Ces exploitations toujours plus grandes, censées augmenter les volumes de production tout en réduisant les coûts, devaient permettre de gagner en compétitivité sur les marchés mondiaux. Plus grand pour survivre. Plus grand pour plus d’aides. Plus grand comme une assurance vie face à des retraites trop faibles. Mais pour le bien-être de qui ? Sûrement pas de l’agriculteur qui subit la situation. L’agrandissement comme une fuite en avant face aux difficultés. Et des agriculteurs qui se retrouvent avec un bien encore plus difficile à transmettre.
Car c’est bien cette phase critique de la transmission de l’exploitation qui crée une forte tension et du stress au sein de la ferme, des anciens ou futurs exploitants. Les situations de transmission sont multiples et variées mais les difficultés nombreuses pour le cédant et le repreneur. En cas de transmission « subie » de la part d’un agriculteur en difficulté, il est particulièrement dur d’admettre l’échec vis-à-vis des générations précédentes, des voisins, de sa propre famille. Il se dit qu’il est plus simple de se suicider que d’avouer vouloir arrêter. Lorsqu’il s’agit d’une transmission de « fin de carrière », souhaitée par les agriculteurs, les fermes d’hier ne répondent pas forcément aux attentes des exploitants de demain. Ainsi, ces terres immenses, devenues rares et chères avec plus de 50% d’augmentation du prix du foncier agricole en 20 ans, ne permettent plus à chacun de s’installer. Il devient donc très compliqué de vendre et là c’est le travail de toute une vie, voire des générations précédentes, qui est remis en cause.
De l’autre côté la transmission, dans un cadre familial, peut devenir un choix par défaut face au refus du reste de la fratrie. Un fardeau accepté pour perpétuer l’œuvre familiale. Mais on l’a dit, c’est aussi ce poids de l’histoire familiale qui se transmet de génération en génération, à travers la terre et l’exploitation. Un poids lourd à porter. Jusqu’à ce qu’il y en ait un qui s’épuise et qui lâche.
Alors, devant ces difficultés de transmission, c’est bien souvent le voisin qui sautera sur l’occasion pour s’agrandir encore un peu plus. Toujours plus. La terre attire les convoitises et fait oublier les solidarités d’antan.
Les statistiques agricoles pointent une augmentation du taux de suicide proche de 60 ans en lien supposé avec cette période de transmission. Or, dans les dix prochaines années, la moitié des agriculteurs atteindra l’âge de la retraite, et c’est près d’un quart des terres agricoles qui vont changer de main. Le risque est réel.
Adrien s’est pendu dans son garage. Il était cultivateur de plantes médicinales.
Maine et Loire, France