Le prix
C’est la faute aux consommateurs. A la grande distribution. A la coopérative. A l’État. A l’Europe. C’est la faute des agriculteurs eux même. C’est la faute de tout le monde et finalement la responsabilité de personne. Mais in fine les faits sont là, et ils sont durs : 20% des agriculteurs ont des revenus négatifs ou nuls en 2017 (INSEE), 1 agriculteur sur 10 percevrait une allocation de solidarité (RSA ou prime d’activité) en 2021 (sans compter un taux de non-recours avoisinant les 50%). Derrière ce constat d’une situation précaire des agriculteurs mais aussi des salariés agricoles, se cache l’enjeu de la rémunération et donc celui des prix.
Ces prix sont bien souvent non rémunérateurs. Les agriculteurs vendent à perte. Cela peut s’expliquer par un manque de maîtrise des coûts qui deviennent volatils. En cas de dépendance forte aux intrants extérieurs ou à l’alimentation animale importée, les coûts de revient peuvent exploser. Le positionnement de certaines productions sur des cours mondiaux, avec les spéculations associées, est aussi source de volatilité. Or, on le sait, à ce jeu, il y a quelques gagnants et beaucoup de perdants. Enfin cela s’explique, par l’exigence de compétitivité sur des marchés mondiaux et libéralisés qui amènent nombre de producteurs à devoir s’aligner sur des prix bas. Trop bas. Rappelons-nous que la France, à travers l’Union Européenne, dispose d'un vaste réseau de 41 accords commerciaux couvrant 72 pays. Et la tendance ne s’inverse pas : en novembre 2023, un accord de libre-échange était validé entre l’Union Européenne et la Nouvelle Zélande, prévoyant la suppression totale de droits de douane sur de nombreux produits tels que les kiwis, les pommes, les oignons, le miel, et ce, sans limite, ainsi que des contingents de viande bovine, ovine, de beurre, fromage, lait en poudre. Alors oui, ces accords sont une opportunité pour une agriculture exportatrice, mais ils peuvent être un coup fatal pour tous les autres, celles et ceux qui qui cherchent juste à s’en sortir.
D’autant que, dans cette compétition au prix bas, l’agriculture est souvent la variable d’ajustement sur une chaîne alimentaire tendue, avec des intermédiaires qui ne se gênent pas pour en profiter. Fin 2023, l'Insee nous informait que la marge brute de la grande distribution était montée à 48 % alors qu'elle était de 28 % fin 2021. Et le résultat est implacable : sur 100 euros de dépenses alimentaires seulement 6,5 euros reviennent à la production agricole (OFPM, 2019).
En face, les consommateurs s’habituent à ces prix bas. Ils s’habituent plus largement à moins dépenser pour leur alimentation. La part en valeur des dépenses d'alimentation est passée de 29 % du budget de consommation en 1960 à 17 % en 2019. A cela s’ajoute une inflation galopante, qui pèse sur le pouvoir d’achat, le pouvoir du choix.
Alors, in fine, le revenu des agriculteurs dépend majoritairement des aides (à hauteur de 74%). Des aides tel une aumône. Les aides directes de la Politique Agricole Commune (PAC) en premier lieu. Créé dans les années 60 et initialement pensée pour garantir un prix minimum aux agriculteurs, le PAC a aujourd’hui abandonné cette politique interventionniste de régulation des prix, pour devenir un outil de compensation de la baisse de prix européens des produits agricoles. Mais ces aides, pour la plupart dépendantes des surfaces des production, sont devenues un outil du produire plus. Au profit de quelques-uns. Aujourd’hui, au sein de l’Union Européenne, 75% des exploitations reçoivent moins de 5000€ par an et 0,5% reçoivent plus de 100 000 euros (INRAE).
Dans ce contexte, et avec des aides publiques qui diminuent depuis le début des années 2000 (CCGAER) et des marchés volatils, la majorité des agriculteurs ne dispose pas d’un reste à vivre décent. Oui seulement décent. Et l’absence de ce reste à vivre, au-delà de la précarité dans laquelle il plonge chaque producteur et sa famille, est un obstacle pour se faire remplacer au travail, pour embaucher ou simplement pour déléguer. C’est un frein pour se faire soigner. C’est aussi un constat d’échec qui vous ronge au quotidien. Face à cela la marge de manœuvre est faible et l’espace pour sortir la tête de l’eau quasi inexistant. L’impuissance devient très forte.
Travailler pour perdre de l’argent tout en s’épuisant à la tâche. La double peine, la triple peine, et bien plus encore. Comment a-t-on pu laisser se construire et peut-on continuer à développer une agriculture où, avec autant de travail et de capital engagé, les hommes et les femmes qui nous font vivre gagnent si peu ?
Luc était éleveur. Son activité l'a dévasté il mais a tenu bon jusqu’à la retraite.
Loire Atlantique, France